4

Malgré le parapluie de Raimondo et son taxi qui nous attendait aux Fondamenta del Vin, quand nous arrivâmes Ruga Giuffa nous étions trempés. Nous dûmes nous changer tous les deux de pied en cap. Nous nous retrouvâmes dans la bibliothèque, lui en gourou de coton molletonné et moi dans des vêtements que (à ses dires euphémiques) sa nièce Ida gardait là, justement en cas de pluie torrentielle, de hautes eaux, ou autres urgences de ce genre.

— Écoute, demandai-je après qu’Alvise nous eut approvisionnés en thé, dis-moi d’abord si hier soir tu es resté chez Cosima, et si elle t’a dit…

Il leva la main.

— Non, dit-il sans sourire, d’abord c’est toi qui dois tout me raconter. Point par point et depuis le début. Où l’as-tu rencontré, comment l’as-tu connu exactement ?

— Mais je te l’ai déjà dit hier, non ? protestai-je, désorientée. De toute façon, je…

Je ne me rappelais plus bien ce qu’il m’avait demandé et ce que je lui avais répondu, dans mon élan de la veille au soir, mais il me semblait lui en avoir raconté trop, y compris Chioggia et même la pension Marin. Et puis, tout à l’heure, dans le taxi, je lui avais parlé du message trouvé en rentrant, du coup de téléphone, de la péremptoire convocation.

De toute façon, je pouvais lui raconter de nouveau tout ce qu’il voulait, dis-je. Mais pourquoi me le demandait-il ? Cela, du moins, il devait me l’expliquer.

Il resta un moment pensif.

— Parce que, ce qu’il a dit à Cosima, finit-il par répondre, seule Cosima pouvait y croire. C’est la raison pour laquelle il le lui a dit à elle et pas à toi.

Il leva de nouveau la main pour m’empêcher de l’interrompre, déclara que lui-même ne savait plus que penser, mais qu’il était très inquiet pour moi et que je devais suivre son conseil et lui répéter chaque chose dans l’ordre. Ensuite, il me dirait tout ce qu’il savait.

— Tout ce que tu as appris de Cosima ?

— Non, pas seulement de Cosima. Quand tu m’as téléphoné, j’étais en train de prendre des informations… d’autres sources.

Je le regardai, ahurie, je regardai autour de moi comme si les mystérieux informateurs pouvaient se trouver encore là, cachés dans quelque coin de la bibliothèque. Mais tout devenait si absurde que je me rendis, je renonçai à en demander davantage. Je pensai seulement que je devais satisfaire Raimondo (dont je n’excluai pas qu’il eût perdu entièrement ou partiellement la raison) si je voulais aboutir à quelque chose.

— D’accord, chaque chose dans l’ordre, dis-je, commençant par les bruyants voyageurs à destination de Corfou et passant à ma surprise de retrouver, le jour suivant, leur singulier accompagnateur sur le campo San Bartolomeo. Lui – continuai-je – m’avait menti sur le moment en disant que le voyage en bateau ne faisait pas partie de sa charge. Ensuite, pourtant, il avait avoué qu’il aurait dû s’embarquer lui aussi, et qu’il s’était même déjà embarqué, mais qu’au dernier moment…

— Quoi qu’il en soit, il est à Venise depuis mardi ? demanda Raimondo.

Il avait pris sur la tablette du téléphone, qui se trouvait à côté de son fauteuil, un bloc-notes qu’il ouvrit ; je ne compris pas s’il se disposait à écrire ou à contrôler des notes qu’il avait déjà prises. Mais rien, désormais, ne m’étonnait plus.

— Oui, dis-je, sans doute, puisqu’il était avec moi dans l’avion. Cela fait quatre jours qu’il est ici.

— Pas exactement, dirais-je. Quand est arrivé l’avion ?

— L’avion ?… À onze heures, plus ou moins. Or, c’était justement mardi, et aujourd’hui…

— Nous sommes vendredi, je le sais, mais il n’est pas encore neuf heures. En réalité, il s’est passé moins de trois jours. Et quant à toi, c’est seulement depuis avant-hier que… depuis que… non pas depuis le moment où tu l’as vu dans l’avion, veux-je dire, mais…

— Dis-le donc : depuis que je couche avec lui. Mais depuis avant-hier ? Ce n’est pas possible. Aujourd’hui nous sommes…

— Vendredi, dit Raimondo en baissant pudiquement les yeux sur ses feuillets. Et la rencontre au café, la pension Marin, votre espèce de voyage de noces à Chioggia… tout ça s’est passé mercredi. Non ?

J’allais répondre que non, protester que ce n’était pas possible, ou alors qu’aujourd’hui nous n’étions pas vendredi, quand je finis par me rendre compte qu’il ne s’agissait que d’une question de mots.

Hier, avant-hier, le jour d’avant avant-hier… C’étaient des mesures qui ne correspondaient pas au temps de Mr. Silvera, ni au mien tant que j’étais avec lui. Son temps, expliquai-je, était infiniment plus étendu, ces deux jours avaient été véritablement des années, comme dans le jeu que je croyais avoir inventé à l’hôtel. Lui-même, du reste, m’en avait avertie dès l’abord, que pour lui le temps ne comptait pas. Le temps était immatériel, avait-il dit et répété. Et hier encore, il me l’avait redit en vers, même si c’était par simple plaisanterie. Ou par simple galanterie, dis-je les dents serrées, comme la poésie à la petite Chinoise.

— Quels vers ? demanda Raimondo.

Je le lui dis, les lui citai comme je me les rappelais, mais il ne s’en contenta pas et alla prendre sur une étagère un Shakespeare qu’il se mit à compulser avec une exaspérante lenteur sur un bureau encombré.

— Ah, voilà, oui… Sonnet CXXIII : « Non, Temps, tu ne pourras pas te vanter que je change… »

Ayant achevé de lire, il laissa là le volume et revint s’asseoir devant moi, l’air sombre.

— Ce n’était pas par simple galanterie, dit-il sans me regarder. Et il ne plaisantait pas du tout, je le crains.

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